Fabienne VERDIER

Désapprendre pour parvenir à une totale liberté intérieure. Vous, Fabienne, pensez-vous avoir conquis cette liberté que tout calligraphe se doit d'atteindre?
On ne conquiert pas cette liberté-là, elle naît en vous un matin d'hiver.
Je n'ose pas dire "calligraphe". Finissons-en avec cette appellation prétentieuse qui ne donne pas à entendre la formation que j'ai reçue auprès des vieux maîtres chinois. Je pratique cet art martial depuis l'âge de vingt ans pour servir l'être que je suis devenue et la peinture.
Vous avez raison, il faut bien trente ans de pratique acharnée pour ressentir l'amorce d'une libération du corps et du mental à l'oeuvre. Je découvre seulement ces premières saveurs inestimables dans l'acte de peindre. Combien de morts, de renaissances m'a-t-il fallu traverser pour qu'une once de liberté, d'authenticité et de vérité apparaisse au bout de mon pinceau. Les métamorphoses ont été violentes, les constructions de chrysalides nombreuses, avant que je devienne ce papillon butinant l'instant.
La peinture exige cet autre état de conscience pour agir à partir de l'essence. Un sans-vouloir naturel, libéré de la pensée raisonnante, de la raison analytique, des dogmes moraux, des automatismes de perfection, de la préoccupation des apparences. Il s'agit bien de tout oublier de cet état d'être là. Tout oublier jusqu'à l'abandon du moi pour un temps. Oublier ce que l'on veut être, car c'est un frein au destin. Oublier ce que l'on croit être car c'est une prison qui ne nous laisse que peu de chances de découvrir nos territoires inconnus.
Cherchez-vous parfois à ce que certaines de vos toiles donnent une impression d'inachevé?
"L'inachevé" est la porte d'accès secrète au voyage poétique de la peinture. Si je m'engage dans une certitude, j'échoue lamentablement. L'encre n'écoute pas cette volonté-là. J'ai du mal avec la peinture imitative, je cherche plutôt la magie pure, la force évocatrice de l'esprit. J'ai encore plus de mal avec l'artiste qui transcrit la laideur par la laideur, la bêtise par la bêtise, la beauté par la beauté, la destruction par la destruction, la nausée par la nausée ! Comment solliciter la rêverie d'autrui par cette voie primaire ? Le début de l'aventure, c'est peut-être quand on a plus que son regard intérieur pour construire.
En peignant à grands traits d'encre avec une certaine ivresse, le corps retrouve de lui-même l'élan originel. Par l'ampleur, la fluidité du geste, le tableau physique (le chassis ) ne peut contenir cette énergie et je prends grand plaisir à sortir du cadre avec le pinceau, à vouloir que le contemplatif continue le voyage au-delà de la forme concrète de l'oeuvre. L'oeuvre n'est que l'île de départ pour la grande randonnée.